Retour
19/05/2025

Temps de lecture estimé à 9min

Entretien avec Frédéric Bardeau, cofondateur de JOIN FORCES, Président cofondateur Simplon.co


« Ce qui me préoccupe c’est […] l’ODD 17 “Partenariats pour la réalisation des objectifs”. On ne s’approchera jamais de cet objectif – qui conditionne la réalisation de tous les autres – si chacun reste dans son couloir de nage. Cet ODD 17 nécessite l’apparition d’une philanthropie spécifique. »

Quels changements as-tu observés ces dernières années  dans le domaine de l’intérêt général, dans les relations entre financeurs et porteurs de projets ?

Pour commencer, les relations se sont professionnalisées et le niveau d’exigence sur l’impact a augmenté. Il y a de moins en moins d’irrationnel mais aussi – c’est le revers de la médaille – de plus en plus de bureaucratie dans les partenariats. Parallèlement, dans les évolutions positives, on a vu apparaître une philanthropie qui peut aussi être un outil de recherche et de développement. 

Globalement, avec la croissance de la philanthropie et du mécénat s’est manifesté un effet pervers : ils prennent parfois le relais de financements de programmes qui sont de l’ordre de l’action sociale et devraient être dans le champ de l’action publique. 

Enfin, parmi les évolutions récentes, je trouve aussi que se développe une certaine consanguinité entre intérêt général, impact, RSE, ESG… et que cela peut brouiller les pistes.

Qu’est-ce qui te paraît plus simple aujourd’hui dans ces relations entre acteurs de l’intérêt général et financeurs et, à l’inverse, qu’est-ce qui reste à améliorer ?

Du côté du verre à moitié plein, les mécaniques d’appel à projets rendent les offres plus lisibles et l’accès à la philanthropie et au mécénat plus simple pour les acteurs de l’intérêt général. 

Et côté verre à moitié vide, les mécènes et philanthropes ont tendance, en tant qu’acteurs privés, à orienter les mécaniques et les critères d’appels à projets pour répondre à des besoins déterminés davantage de leur point de vue que de celui des premiers concernés. Les financeurs ont aussi aujourd’hui un poids trop important : il y a une asymétrie de plus en plus forte vis-à-vis des porteurs de projets.

Chez les acteurs de l’intérêt général, je trouve qu’il y a un manque de coopération, une concurrence délétère pour l’innovation, la recherche, le développement et les réponses aux besoins.

Et puis il y a des causes et des acteurs à la mode, cela a d’ailleurs été le cas de Simplon qui a bénéficié de cet effet. Or les modes passent et quand certains financeurs estiment que telle structure est assez grosse, qu’elle n’a plus besoin d’eux, ils passent à un autre favori. Ce phénomène fait qu’on ne suit pas une logique de profondeur, une logique d’impact de long terme.

Tu viens de créer le fonds Join Forces, pourquoi ? Quelles sont les raisons qui t’ont poussé à aller dans cette direction ?

Cela vient de loin. J’ai baigné dans ce bain ambiant de concurrence que je viens d’évoquer, je le connais depuis longtemps. Et avec Simplon j’ai vu les limites du passage à l’échelle. Quand on forme 10 000 personnes par an, c’est merveilleux mais il faudrait en former des millions. La formation au numérique n’est pas encore assez systématique. La seule chose de plus grande ampleur qui a fonctionné, c’est la création avec l’État de la Grande école du numérique pour former 200 000 personnes. Et ça a fonctionné parce que c’était quelque chose de collectif.

Parallèlement à ces constats, en tant que “Fellow Ashoka”, j’ai suivi des séminaires, j’ai été sensibilisé, accompagné et cette idée du collectif me travaillait de plus en plus.

J’ai d’abord pensé qu’il fallait faire des “justice league” mais je n’avais pas mesuré qu’il fallait autant de temps, de méthodologie, d’ingénierie… Avec Simplon Foundation, nous avons tenté de faire des choses dans le cadre de collectifs, mais ça a raté 9 fois sur 10. Parce que souvent ce qu’on appelle collectif est en fait davantage une histoire de ralliement à un acteur.

Et donc je me suis dit que ça n’allait pas : ce n’est pas que les “justice league” manquent ou n’ont pas la bonne démarche, mais elles sont dans une position compliquée pour dégager du temps et tirer le meilleur parti du collectif, et elles ne sont pas accompagnées et soutenues dans cette approche. Et pourquoi ? Et bien parce qu’il n’y a pas de philanthropie de l’ingénierie.
Il se trouve qu’avec ma femme on cherchait un projet à mener ensemble et, en suivant ce cheminement, on s’est dit qu’au lieu de monter une association de plus, on allait créer Join Forces.

Concrètement, peux-tu me dire ce qu’est Join Forces et comment vous agissez ?

C’est un fonds, abrité par la Fondation Roi Baudouin, dont l’objet est d’accompagner des collectifs, des coalitions, des alliances – quel que soit le nom qu’on leur donne – d’associations et d’ONG. Et cela peut aller jusqu’à la fusion d’acteurs, qui est l’extrémité du spectre pour ceux qui voudraient s’engager dans cette direction, parce que là aussi il y a un angle mort pour trouver des accompagnements.

En résumé, nous nous concentrons sur le “faire ensemble”, en soutenant des collectifs d’opérateurs, à la fois financièrement et avec de l’accompagnement à l’ingénierie. Toutes les thématiques sont ouvertes, sauf le numérique pour qu’il n’y ait pas de conflit avec Simplon Foundation.

Quelles sont les principaux enjeux qui te préoccupent, ceux pour lesquels d’après toi cette logique de coalition, de coordination est particulièrement nécessaire ?

Pour résoudre tous les problèmes qui se dressent face à nous, je crois que ça ne peut pas passer par un ou quelques “super acteurs” opérant chacun de leur côté. Dans le monde de l’intérêt général, les licornes n’existent pas. Nous ne sommes pas dans la tech avec une logique de  “winner takes all” quand un acteur trouve seul le moyen de régler un problème. Cela peut fonctionner dans les affaires mais pas dans l’intérêt général. On ne vend pas des boulons.  

Et donc ce qui me préoccupe c’est le dernier des Objectifs de développement durable, l’ODD 17 “Partenariats pour la réalisation des objectifs”. On ne s’approchera jamais de cet objectif – qui conditionne la réalisation de tous les autres – si chacun reste dans son couloir de nage. Cet ODD 17 nécessite l’apparition d’une philanthropie spécifique, qui n’est pas la philanthropie des programmes ou celle basée uniquement sur la confiance en un acteur.

J’ai conscience que poursuivre cet objectif, c’est se confronter à une montagne de ce que l’on nomme le PFH pour “Putain de facteur humain”. Faire ensemble, en collectif, c’est rouler avec un moteur diesel, cela peut prendre des années à s’initialiser, mais quand ça fonctionne, c’est génial et c’est très puissant.

Et dans la manière de faire et d’avancer, au-delà de ces enjeux de convergence, qu’est-ce qui doit changer d’après toi  ?

D’abord, il faut préciser que la logique de “faire ensemble” est intéressante aussi du côté des financeurs. On en entend d’ailleurs beaucoup parler dans la sphère des mécènes. Ce n’est pas simple non plus, il y a aussi un gros travail à faire mais c’est indispensable.

Ensuite, au-delà du collectif, il y a un autre Everest devant nous : l’approche systémique. Parfois, quand on est un acteur de l’intérêt général, les financements liés à un domaine d’action poussent à s’attaquer aux symptômes davantage qu’aux problèmes. Je ne dis pas que l’équation est simple à résoudre mais il faut se pencher sur cette problématique.

Par exemple, si je regarde notre champ d’action avec Simplon : il y a un problème d’adéquation entre l’offre et la demande. C’est bien de proposer de la formation professionnelle mais il y a un problème bien plus en amont au niveau de l’orientation. Sauf que ce n’est pas le même écosystème et que l’orientation est entre les mains de l’Éducation nationale. Nous avons bien essayé de faire des interventions en milieu scolaire mais les métiers du numérique sont toujours aussi méconnus et le système éducatif continue à orienter les jeunes vers des métiers qui prennent moins d’ampleur au lieu de les diriger vers ceux qui explosent. Le résultat est que l’on a parfois l’impression de vider l’eau à la petite cuillère.

Sur l’aide sociale à l’enfance, c’est pareil. Le système dysfonctionne dans tous les sens et les gros opérateurs de l’intérêt général dépendent tellement des subventions qu’il leur est difficile de s’attaquer au système lui-même. 

Du côté des mécènes, quelles autres pratiques aimerais-tu voir se développer ?

Je crois qu’il y a une histoire de géographie à aborder également. La coopération peut dépasser les frontières : avec Simplon on est présents dans 25 pays, Ashoka est un mouvement international aussi, les exemples ne manquent pas. Si je prends l’exemple du décrochage scolaire, c’est certainement une problématique dans de nombreux pays et ce serait intéressant que les mécènes fassent davantage de transfrontalier. Il existe bien la “Coopération décentralisée” pour des partenariats conclus entre des collectivités territoriales de pays différents. En France, où la philanthropie est très nationalisée, on pourrait imaginer sur le même principe une philanthropie décentralisée ou supra nationale.

À l’inverse, on pourrait aussi avoir la même logique de mécénat territorial au niveau infra national. 

Si je devais résumer, je dirais que l’intérêt général a tout à gagner si les acteurs, opérateurs comme financeurs, coopèrent davantage, adoptent une approche systémique et s’intéressent à la maille géographique. Il faut regarder où se trouvent les angles morts.


Crédit photo : Thomas Chéné

Vous avez aimé cette actualité ? Partagez-là !