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Chloé Freoa, Directrice du Fonds de dotation Grazie
13/03/2025

Temps de lecture estimé à 7min

Entretien avec Chloé Freoa, Directrice du Fonds de dotation Grazie


« Nous sommes de plus en plus amenés à porter un discours politique, parce qu’il le faut. Les évidences telles que la nécessité de soutenir les plus fragiles, ou l’agroécologie, ou encore porter secours à des gens qui traversent la Méditerranée, même ces évidences-là deviennent des sujets politiques. »

Quels changements as-tu observés depuis que tu pratiques le mécénat ?

J’ai d’abord travaillé à la Fondation Elle pour promouvoir l’émancipation des femmes dans le monde pendant près de 15 ans. Il y avait une liberté de ton, on allait dans des lieux où personne ne va et c’est là que j’ai tout appris. Et puis j’ai rencontré la famille Cohen, fondatrice du concept store Merci et du Fonds de dotation associé. J’ai rejoint le Fonds de dotation Merci en 2019, qui est devenu le Fonds de dotation Grazie en prenant son indépendance avec le magasin Merci. Aujourd’hui nous sommes un fonds entièrement familial, distributeur mais aussi opérateur. 

En 20 ans j’ai observé pas mal d’évolutions et notamment la montée de thématiques nouvelles comme par exemple la cause des femmes, qui n’était pas un sujet dans les années 2000, ou l’environnement. L’émergence de ces sujets de société est bien sûr nécessaire mais je regrette qu’ils éclipsent parfois les autres. L’actualité ne devrait pas seule conditionner l’engagement philanthropique des entreprises.

Par ailleurs, même si on voyait déjà les financements publics baisser il y a quelques années, là on a passé un cap. Le résultat, c’est que nous sommes de plus en plus amenés à porter un discours politique, parce qu’il le faut. Les évidences telles que la nécessité de soutenir les plus fragiles, ou l’agroécologie, ou encore porter secours à des gens qui traversent la Méditerranée, même ces évidences-là deviennent des sujets politiques.

Qu’est-ce qui te paraît plus simple aujourd’hui et, à l’inverse, où sont les défis à relever ?

Le travail en synergie entre fondations est plus facile : on travaille plus naturellement ensemble, il y a plus de cercles et de lieux de réseaux qu’avant, et il n’y a pas de concurrence entre nous. À la Fondation Elle, on avait des budgets modestes par rapport à nos ambitions, on a donc vite travaillé avec d’autres mécènes. Je constate que c’est devenu une vraie bonne pratique de se regrouper autour de thématiques pour financer davantage à plusieurs. 

Les relations avec le terrain sont aussi plus simples. Personnellement, j’ai appris au fil des ans à faire les choses pas uniquement avec les associations mais aussi avec les « bénéficiaires » finaux qui portent en eux des solutions. Je crois qu’il faut toujours les inclure, écrire les projets avec eux. 

Autre changement : avant on ne finançait que du “dur”, des choses palpables. Aujourd’hui, on peut aussi davantage soutenir des ressources humaines, du fonctionnement. On a quitté une démarche de charité pour viser une professionnalisation des associations, qui font parfois un travail de service public.

Pour ce qui est des défis, la levée de fonds pour les porteurs de projets en est un : aujourd’hui les fonds de dotation ou fondations d’entreprise ont des objets sociaux très définis et il est difficile de sortir du cadre qu’ils posent. Les appels à projets publics sont eux aussi très codifiés. On arrive à un point où on peut difficilement aller plus loin.

Justement, tu diriges un fonds de dotation qui a la particularité d’être opérateur,  qu’observes-tu depuis ce point de vue là ?

Je saisis très concrètement les difficultés rencontrées dans la levée de fonds. Je vais par exemple devoir répondre à un appel à projets avec un sous-chapitre de mon programme, en le présentant comme si c’était le cœur et presque sans parler du reste… On en vient à passer beaucoup de temps à chercher sous quel angle présenter des projets qui viennent du terrain, pour lesquels on est partis des besoins afin de proposer des actions dédiées, pour finalement entendre que ça ne rentre pas dans le cadre. Résultat : quand j’ai ma casquette de financeur, je suis beaucoup moins rigide qu’avant, j’ai changé là-dessus.

Il est beaucoup plus confortable d’être uniquement distributeur que d’être opérateur. Lorsqu’on est opérateur, on ne doit pas seulement répondre à un cahier des charges et s’assurer d’agir au service de l’intérêt général. On doit faire écho à un besoin, être capable de l’identifier, trouver comment y répondre puis aller chercher les fonds, assurer le suivi et enfin reporter auprès des mécènes et mener des études d’impact pour regarder si ce qui a été fait est utile. 

Or pour évaluer l’impact, il faut parfois énormément de temps. Si je prends l’exemple de Madagascar, où on scolarise 3 900 enfants chaque année dans le sud du pays depuis 15 ans, observer et analyser ce qu’ils deviennent, voir les premiers diplômés… cela prend du temps. L’impact de la scolarité se regarde sur 10 ans au moins ! Très peu de mécènes s’octroient ce temps long.

Aujourd’hui, dans ta pratique, quelles sont tes principales préoccupations ?

Les besoins auxquels il faut répondre et la pérennité des projets. Au Fonds de dotation Grazie, on pose les bases pour s’assurer qu’il y ait une sortie possible. Cela suppose une structuration juridique autonome des projets dans le droit local, une source de financement régulière, la professionnalisation des équipes, la reconnaissance du projet par toutes les parties prenantes… Nous menons des actions collectives où chaque acteur a une part dans la gouvernance, y compris les autorités locales, afin qu’il y ait le plus de compétences diverses impliquées. Cela nécessite aussi de savoir animer cette communauté d’acteurs.

Le Fonds de dotation Grazie est un fonds familial, est-ce que ça change quelque chose dans la manière de pratiquer le mécénat par rapport au mécénat d’entreprise ?

C’est très difficilement comparable. Dans une structure philanthropique familiale comme le Fonds de dotation Grazie, aucune injonction RSE d’aller dans tel ou tel sens n’oblige la gouvernance. La famille décide d’immobiliser son capital pour des actions solidaires et dans le fonctionnement même de la gouvernance il y a de la place pour la spontanéité, liée à des histoires de vie, des rencontres… C’est une organisation différente, plus souple dans la définition des causes et des projets soutenus et dans son fonctionnement.

Dans notre cas, cela signifie aussi qu’il n’y a pas de changements de cap soudains et de grands écarts. Pour nous, ne pas se diversifier est comme une évidence. Nous n’avons que trois actions mais on a pour objectif que les projets nous survivent avec des entités autonomes. Par exemple, à Madagascar, nous nous sommes engagés auprès de l’association Abc Domino il y a maintenant 15 ans. Aujourd’hui, le fruit de notre partenariat représente 6 écoles primaires, 3 collèges, 1 lycée et des cantines pour tous les élèves de primaire. Nous avons une responsabilité dans leur avenir et nous ne nous arrêterons pas tant que la pérennité ne sera pas assurée.

En résumé, à ton échelle, vers quoi as-tu envie de faire tendre la pratique du mécénat ?

J’observe une tendance que je trouve à la fois très honorable et courageuse qui consiste à soutenir la démocratie et à faire du plaidoyer. Il y a 20 ans, notre République était encore très solide mais aujourd’hui elle est attaquée par les populismes de tous bords. Dans ce contexte, je crois qu’il est utile d’aider des acteurs à former notre jeunesse, à leur rappeler les bases du dialogue et des débats républicains.

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